La nuit sera blanche

© Pascal Victor

D’après La Douce de Fédor Dostoïevski – traduction André Markowicz – direction artistique Lionel González – au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis.

Dans le Journal d’un écrivain – chronique tenue pendant huit ans par Fédor Dostoïevski – dans lequel il avait regroupé différents textes, figurait La Douce, une courte nouvelle publiée en 1876. Dans son avant-propos, l’auteur résumait le scénario : « Imaginez un mari dont la femme s’est tuée en se jetant quelques heures auparavant par la fenêtre, et qui est là, étendue sur la table. Il est bouleversé et n’a pu encore rassembler ses idées. Il erre à travers les chambres et s’efforce de découvrir un sens à ce qui vient de se passer. » Robert Bresson avait réalisé un film superbe en 1969 à partir de la nouvelle, Dominique Sanda en tenait le rôle principal.

Hanté par la question du suicide, ce texte nous place dans le long monologue du mari (Lionel González) qui refait le parcours de sa rencontre avec cette femme, étendue, inerte et restée mystérieuse pour lui, sur le malentendu de leur vie commune : « Je vais faire quoi, moi ? » sont ses premiers mots. Et il se raconte autant qu’il la raconte. Il parle de sa boutique de prêteur sur gage et d’un métier sans reconnaissance, dévalué même, de la relation qu’il tisse, lentement, avec elle qui apportait en dépôt des objets sans grande valeur. Il se souvient de cette Vierge à l’enfant qu’elle déposa contre quelques roubles, « objet qu’on se promet de ne jamais apporter », une icône qu’elle tenait dans les mains au moment de son geste désespéré. Il se souvient de sa soudaine demande en mariage faite auprès d’elle et de l’accord qu’elle lui donna sous réserve de l’épouser selon les règles classiques ; des deux tantes qui l’avaient élevée depuis l’âge de quinze ans, moment où elle était devenue orpheline, tantes détestables qui l’exploitaient et qui la battaient.

Dans les sous-sols du Théâtre Gérard Philipe un lieu énigmatique, le Terrier, parle de lui-même et va bien à Dostoïevski. Côté jardin, un piano caché derrière un gros pilier. Côté cour, un territoire musical avec une guitare, un psaltérion et des objets détournés qui entrent dans la création musicale proposée par Thibault Pierrard installé au milieu d’un frigo, un téléphone, une échelle, un projecteur à diapositives. Dans l’arrière fond de l’espace, au loin, une grande cuisine, le domaine de Loukeria la servante (Jeanne Candel), témoin de la vie du couple, ici silencieuse. Elle apparaît de temps en temps, vaquant à ses occupations, faisant ses ablutions, préparant le samovar et par ses gestes rituels devient aussi la femme emblématique en même temps que le fantôme de la morte, quand elle s’enroule de bandelettes de papier blanc. A l’arrière de cette cuisine et jouant sur l’extrême profondeur de champ, quelques bougies signalent la chambre ardente où repose la femme (une scénographie signée de Lisa Navarro, des lumières de Fabrice Ollivier).

L’homme décline ses interrogations sur le féminin et ses inquiétudes sur l’avenir, passant par toute la palette des couleurs : tristesse, nostalgie, colère, agressivité, tendresse, désarroi, dévastation. Il a un secret qu’il finira par dévoiler, alors qu’elle, l’avait découvert, par l’extérieur. « J’aurais voulu qu’elle s’approche de moi et me questionne » dit-il mais elle s’était fermée dès le mariage, avant qu’un silence assourdissant ne s’installe entre eux. Face au bilan qu’il est en train de faire et à l’introspection qui en découle, il met en jeu sa culpabilité et sonde les profondeurs de l’âme humaine. L’environnement sonore accompagne les variations de ses sentiments.

Acteur et metteur en scène, Lionel González a co-fondé la compagnie Le Balagan retrouvé, en 2016, après avoir créé une première compagnie en 2000. Il s’est confronté à Dostoïevski la même année en montant Demain, tout sera fini, une adaptation du Joueur. Dans La nuit sera blanche, son interprétation de l’homme, ancien militaire de l’armée – son secret – la solitude, sa maladresse et son désespoir reflètent la complexité de la conscience et de la pensée. Le travail collégial qui s’est construit entre Lionel González et Jeanne Candel – dont une référence commune est le travail du metteur en scène polonais Krzystian Lupa – ainsi que la créativité musicale et sonore de Thibault Pierrard, font émerger la vérité du personnage autant que ses doutes, dans une grande intensité.

Brigitte Rémer, le 20 avril 2022

Conception et jeu Jeanne Candel, Lionel González, Thibault Perriard – scénographie Lisa Navarro – lumière Fabrice Ollivier – costumes Élisabeth Cerqueira – collaboration artistique Chloé Giraud

Théâtre Gérard Philipe/CDN de Saint-Denis, 59, boulevard Jules-Guesde, Saint-Denis, jusqu’au 22 avril 2022, lundi au vendredi à 19h30, samedi à 17h, dimanche à 15h – site : www.theatregerardphilipe.com